Nouvelle, O Cthulhu !

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Bob Fortune
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L'APPEL DE CTHULHU


(Trouvé dans les papiers du défunt Francis Wayland Thurston, de Boston)

"On peut concevoir la survivance de forces ou d'êtres semblables..., la survivance d'une époque infiniment lointaine où... la conscience se manifestait sous des formes qui se sont depuis longtemps retirées de la surface du globe devant le flot montant du genre humain..., formes dont seules la poésie et la légende ont conservé un souvenir fugace pour en faire des dieux, des monstres, et des créatures mythiques de toute espèce..."

Algernon BLACKWOOD.
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Bob Fortune
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1. L'HORREUR D'ARGILE


Ce qui est, à mon sens, pure miséricorde en ce monde, c'est l'incapacité de l'esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu'il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l'infini, et nous n'avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu'à présent; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons: alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d'un nouvel âge de ténèbres.

Certains théosophes ont deviné la majestueuse ampleur du cycle cosmique dont notre globe et notre race ne sont que de fugitifs incidents. Ils ont mentionné d'étranges survivances en des termes qui glaceraient le sang s'ils n'étaient masqués par un optimisme béat. Mais ce n'est pas à eux que je dois cette vision rapide des éons interdits qui me fait frissonner lorsque j'y pense, et ébranle ma raison lorsque j'en rêve. Comme tous les aperçus d'une redoutable vérité, elle résulte du rapprochement d'éléments séparés: en l'occurrence, un ancien article de journal et les notes d'un savant disparu. J'espère que personne ne parachèvera cette synthèse; en ce qui me concerne, s'il m'est donné de continuer à vivre, je n'ajouterai jamais volontairement un seul anneau à la hideuse chaîne. Je crois d'ailleurs que le savant, lui aussi, avait l'intention de garder le silence sur ce qu'il connaissait, et qu'il eût détruit ses documents s'il n'avait pas succombé à une mort subite.

Mon rôle dans cette affaire commence au cours de l'hiver 1926-1927, avec le décès de mon grand-oncle George Gammeil Angell, professeur honoraire de langues sémitiques a l'université Brown, Providence, Rhodes Island. Le Pr. Angell faisait autorité en matière d'inscriptions anciennes, et les conservateurs des plus grands musées avaient eu fréquemment recours à lui: c'est pourquoi plusieurs personnes doivent se rappeler sa mort, survenue à l'âge de quatre-vingt-douze ans. Elle suscita un vif intérêt local, car on ne put en déterminer la cause. Au dire des témoins, le vieillard, qui venait de débarquer du bateau de Newport, s'était brusquement affaissé après avoir été bousculé par un matelot nègre: ce dernier sortait de l'une des curieuses et sombres impasses situées sur le flanc de coteau abrupt qui constitue un raccourci pour aller du port à Williams Street où résidait le défunt. Les médecins, incapables de découvrir le moindre désordre organique, conclurent, après une discussion assez embarrassante, que le décès était dû à une lésion indiscernable du coeur déterminée par l'ascension rapide d'une pente trop raide pour un nonagénaire. A cette époque, je ne vis aucune raison de ne pas accepter ce diagnostic; aujourd'hui je fais plus que le mettre en doute.

En tant qu'héritier et exécuteur testamentaire de mon grand-oncle, veuf sans enfants, j'entrepris d'examiner à fond tous ses papiers. Dans cette intention je transportai chez moi, à Boston, tous ses dossiers et ses boîtes de rangement. La majeure partie des documents sera publiée plus tard par la Société américaine d'archéologie, mais l'une des boîtes me parut extrêmement bizarre et je me sentis fort peu enclin à la montrer à d'autres yeux que les miens. Tout d'abord je ne pus l'ouvrir, car la clé n'était pas dans la serrure; puis-je la découvris à l'anneau que le professeur portait toujours dans sa poche. Néanmoins, le couvercle une fois soulevé, je me trouvai devant un obstacle beaucoup plus grand. En effet, que pouvaient bien signifier cet étrange bas-relief, ces notes décousues et ces vieilles coupures de journaux? Mon oncle, au cours de ses dernières années, aurait-il ajouté foi aux impostures les plus flagrantes? Je résolus sur-le-champ de rechercher l'excentrique sculpteur qui avait déterminé cette perturbation apparente dans l'esprit du savant.

Le bas-relief, grossier rectangle de quarante centimètres carrés et de deux centimètres d'épaisseur, était nettement moderne. Néanmoins, ses dessins n'avaient rien de moderne dans leur atmosphère ni dans les idées qu'ils suggéraient. En effet, Si nombreuses, Si extravagantes que soient les fantaisies du cubisme et du futurisme, elles reproduisent très rarement la régularité de l'écriture préhistorique; or, la majeure partie de ces dessins constituait certainement une écriture mystérieuse. Malgré ma connaissance des papiers et des collections de mon oncle, ma mémoire ne put l'identifier ni me permettre de la rattacher à aucun dialecte.
Au-dessus de ces hiéroglyphes se dressait une figure d'une facture Si impressionniste que l'on ne pouvait comprendre clairement ce qu'elle représentait. C'était une espèce de monstre, ou de symbole de monstre, que seule une imagination morbide avait pu concevoir. Je ne trahirai certainement pas l'inspiration du sculpture en disant que son œuvre évoquait tout à la fois une pieuvre, un dragon et une caricature humaine. Une tête pulpeuse entourée de tentacules surmontait un corps écailleux et grotesque muni d'ailes rudimentaires ; mais c'était le contour général de cette effigie qui la rendait particulièrement effroyable. Derrière la figure, l'artiste avait ébauché un fond d'architecture cyclopéenne.
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Les notes accompagnant ce curieux objet étaient de la main du Pr. Angell et ne prétendaient point à un style littéraire; l'écriture était d'une date récente. Le document principal portait le titre suivant: LE CULTE DE CTHULHU, soigneusement tracé en caractères d'imprimerie pour éviter toute erreur dans la lecture d'un mot aussi peu connu. Ce manuscrit comprenait deux parties; la première avait comme en-tête : " 1925. Rêve et Ouvrage onirique de H. A. Wîlcow, 7, Thomas Street, Providence", et la deuxième : " Récit de l'inspecteur John R. Le grasse, 121, Bienville Street, La Nouvelle-Orléans, congrès de la S.A.A. 1908. Notes jointes et compte rendu du Pr. Webb." Les autres documents étaient des notes hâtives sur divers sujets : relations des rêves étranges de différentes personnes; citations de livres et de revues de théosophie (entre autres Atlantis et la Lemuria perdue, de W. Scott-Elliott) ; commentaires sur la survivance de sociétés et de cultes secrets, avec références à certains passages de traités de mythologie et d'anthropologie tels que Le Rameau d'or, de Frazer, et Le Culte des sorcières en Europe occidentale, de miss Murray. Les coupures de journaux traitaient surtout de cas individuels d'aliénation mentale et de crises de démence collective au printemps de 1925.

La première partie du manuscrit principal racontait une histoire très étrange. Il semble que, ler mars 1925, un jeune homme mince et brun, en proie à une violente agitation, ait rendu visite au Pr. Angell pour lui présenter le singulier bas-relief d'argile, alors encore frais et humide. Sa carte portait le nom de Henry Anthony Wild ; mon oncle avait reconnu en lui le fils cadet d'une très bonne famille, qui étudiait depuis quelque temps la sculpture à l'école des beaux-arts de Rhodes Island, et vivait seul à l'hôtel Fleur de Lys, tout près de cette institution. Wilcox, doué d'un génie précoce mais fort excentrique, avait, dès son enfance, attiré l'attention sur lui en raison des histoires et des rêves étranges qu'il se plaisait à raconter. Lui-même se qualifiait d'" hyper sensitif psychique"; les esprits rassis de la vieille cité commerciale le traitaient beaucoup plus simplement de "drôle de corps". Peu à peu, il s'était retiré du milieu bourgeois de ses parents, et avait fini par ne plus être connu que d'un petit groupe d'esthètes. L'association artistique de Providence, désireuse de garder son conservatisme intact, lui avait fermé ses portes.

Au cours de cette visite, disait le manuscrit du professeur, le sculpteur avait de but en blanc demandé à son hôte de l'aider de ses lumières pour identifier les hiéroglyphes du bas-relief. Il s'exprimait d'un ton pompeux qui suggérait beaucoup d'affectation et aliénait toute sympathie; en conséquence, mon oncle lui répondit sèchement que la fraîcheur de cette tablette d'argile semblait exclure qu'elle eût aucun rapport avec 1'archéologie. La réponse du jeune Wilcox impressionna le vieux savant à un point tel qu'il se la rappela et la transcrivit mot pour mot. Elle est empreinte de cette emphase poétique qui caractérisait sa conversation et toute sa personne, comme je le constatai par la suite.

"En vérité, dit-il, ce bas-relief est neuf, car je l'ai fait moi-même la nuit dernière dans douze cités différentes; et les rêves sont beaucoup plus anciens que Tyr la méditative, le Sphinx contemplatif, ou Babylone aux mille jardins."
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Après quoi, il entama le récit décousu qui éveilla un souvenir endormi dans la mémoire de mon oncle et suscita en lui un fébrile intérêt. La nuit précédente, il y avait eu un léger tremblement de terre, le plus important en Nouvelle-Angleterre depuis des années, qui avait fortement affecté l'imagination de Wilcox. Au cours de son sommeil, il avait vu en rêve, pour la première fois de sa vie, des cités cyclopéennes faites de blocs et de monolithes gigantesques enduits d'un limon verdâtre, d'où s'exhalait une secrète horreur. Les murs et les colonnes étaient couverts d'hiéroglyphes, et le jeune homme avait entendu retentir sous terre une voix qui n'était pas une voix mais plutôt une sensation confuse que seule l'imagination pouvait transformer en son, et qu'il essaya de rendre par cet assemblage de lettres quasi imprononçable: Cthulhu fhtagn.

Ce fouillis verbal fut la clé du souvenir qui troubla profondément le Pr. AngelI. Il interrogea le sculpteur avec une minutie toute scientifique, et étudia intensément le bas-relief auquel le jeune homme stupéfait s'était trouvé en train de travailler à son réveil, en chemise de nuit et frissonnant de froid. Wilcox me déclara par la suite que mon oncle avait mis sur le compte de la vieillesse sa lenteur à identifier la figure d'argile et les hiéroglyphes.
Plusieurs de ses questions parurent fort déplacées à son visiteur, en particulier celles qui essayaient de rattacher ce dernier à des cultes secrets: Wilcox ne put comprendre pourquoi son interlocuteur lui promit à maintes reprises de garder le silence s'il voulait bien admettre qu'il appartenait à une secte religieuse païenne aux nombreuses ramifications. Lorsque Angell eut enfin acquis la conviction que le sculpteur ignorait tout des sciences occultes, il le pria instamment de venir lui raconter les rêves qu'il pourrait faire.
En conséquence, après cette première entrevue, le manuscrit mentionne les visites quotidiennes du jeune homme qui relatait de saisissantes visions nocturnes dont le leitmotiv était quelque terrible perspective cyclopéenne de pierre sombre et ruisselante, accompagnée d'une voix ou d'une intelligence souterraine qui hurlait uniformément des messages énigmatiques en un jargon indescriptible. Les deux sons les plus fréquemment répétés peuvent se rendre par les groupes de lettres suivants : Cthulhu et R'lyeh.

Le 23 mars, Wilcox ne se présenta pas au domicile du Pr Angell qui téléphona à l'hôtel pour demander de ses nouvelles. On lui apprit que le jeune homme, atteint d'un subit accès de fièvre, avait été transporté chez ses parents, dans Waterman Street. Au cours de la nuit, il avait réveillé par ses cris plusieurs autres artistes du Fleur de Lys ; depuis lors, il n'avait connu que des alternatives de délire et d'inconscience.
Mon oncle téléphona immédiatement à sa famille, et, à dater de ce jour, suivit de près l'évolution de la maladie, grâce à de fréquentes visites au médecin traitant, le Dr Tobey, de Thayer Street. Sous l'effet de la fièvre, l'esprit du patient semblait s'attacher à d'étranges images; le praticien frissonnait parfois quand il en parlait.
En dehors de son rêve habituel qui se répétait régulièrement, Wilcox voyait une créature gigantesque, "haute de plusieurs kilomètres", qui marchait ou se déplaçait pesamment. Il ne la décrivait jamais en détail, mais, d'après les quelques mots incohérents rapportés par le Dr Tobey, mon oncle fut convaincu que c'était le monstre anonyme qu'il avait essayé de représenter dans son bas-relief onirique. Chaque fois que le jeune homme parlait de cette entité, il sombrait peu après dans un sommeil léthargique.
Chose étrange, sa température n'était guère au-dessus de la normale; pourtant son état général suggérait un violent accès de fièvre plutôt qu'un trouble mental.
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Le 2 avril, vers 3 heures de l'après-midi, toute trace de maladie disparut soudain. Wilcox se dressa sur son séant, stupéfait de se trouver chez ses parents, et ne gardant pas le moindre souvenir de ce qui s'était passé dans ses rêves ou dans la réalité depuis la nuit du 22 mars. Son médecin l'ayant déclaré en parfaite santé, il regagna son appartement trois jours plus tard. Néanmoins, il ne fut plus d'aucune utilité au Pr Angell, car nulle image fantastique ne hantait plus son sommeil. Après une semaine de récits de rêves extrêmement banals, mon oncle cessa de consigner par écrit ses visions nocturnes.

La première partie du manuscrit s'arrêtait là, mais je trouvai ample matière à réflexion dans certaines des notes éparses: seul le scepticisme invétéré qui formait alors toute ma philosophie peut expliquer ma méfiance persistante à l'égard du sculpteur. Ces notes décrivaient les rêves de diverses personnes au cours de la période où le jeune Wilcox avait eu ses étranges cauchemars.
A ce qu'il semble, mon oncle avait organisé rapidement un vaste réseau d'enquête auprès de tous les amis qu'il pouvait interroger sans être taxé d'impertinence, leur demandant de lui raconter leurs rêves en spécifiant les dates auxquelles ils s'étaient produits.
Cette requête avait été diversement accueillie; mais, selon toute vraisemblance, le nombre des réponses reçues aurait justifié l'emploi d'une secrétaire. Il n'avait pas conservé les lettres de ses correspondants; toutefois ses notes constituaient un résumé complet très significatif Les mondains et les gens d'affaires - qui passaient en Nouvelle-Angleterre pour "le sel de la terre" - avaient donné un résultat presque entièrement négatif, bien que certains cas d'impressions nocturnes déplaisantes mais imprécises fussent signalés ici et là, toujours entre le 23 mars et le 2 avril, pendant la durée de la maladie du sculpteur.
Les hommes de science n'avaient guère été touchés, eux non plus; néanmoins, quatre descriptions vagues suggéraient des aperçus d'étranges paysages, et il y avait un exemple de crainte d'une chose anormale.

Les réponses pertinentes émanaient d'artistes et de poètes qui auraient été en proie à une effroyable panique s'ils avaient pu les comparer entre elles. En l'occurrence, faute de posséder les lettres originales, je soupçonnai presque le compilateur d'avoir posé des questions insidieuses ou d'avoir déformé le texte de cette correspondance pour corroborer ce qu'il avait résolu de voir.
C'est pourquoi je persistai à juger que Wîlcox, ayant eu connaissance des anciens documents possédés par mon oncle, en avait fait accroire au vieux professeur. Les réponses de ces esthètes révélaient un fait extrêmement troublant. Du 28 février au 2 avril, la plupart d'entre eux avaient fait des rêves bizarres atteignant leur maximum d'intensité pendant le délire du jeune sculpteur. Beaucoup décrivaient des paysages et des sons semblables à ceux que Wilcox avait décrits; quelques-uns avouaient leur terreur d'une créature gigantesque et innommable.
Un cas particulier, détaillé avec insistance, était tragique: le sujet, architecte bien connu, féru de théosophie et d'occultisme, était devenu fou furieux le jour même où l'on avait transporté le sculpteur chez ses parents, et était mort quelques mois plus tard, après avoir demandé à grands cris qu'on le sauvât d'un démon échappé de l'enfer. Si mon oncle avait mentionné les noms de ses correspondants au lieu de les désigner par des numéros, j'aurais essayé de me livrer à une enquête personnelle pour vérifier les faits. En l'occurrence, je ne pus en retrouver que quelques-uns, mais tous, sans exception, confirmèrent pleinement les notes.
Je me suis souvent demandé Si ceux qui subirent les questions du vieux savant furent aussi intrigués que ceux que j'interrogeai moi-même. Ils ne sauront jamais la vérité, et cela vaut mieux pour eux.
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Les coupures de journaux, comme je l'ai déjà dit, avaient trait à des cas de panique ou de démence, toujours pendant la même période. Le Pr Angell avait dû recourir à une agence, car le nombre de ces extraits provenant de tous les points du globe était vraiment prodigieux. L'un rapportait un suicide nocturne à Londres où un dormeur solitaire s'etait jeté par la fenêtre après avoir poussé un cri terrifiant. Dans une lettre incohérente adressée au rédacteur en chef d'un journal de l'Amérique du Sud, un fou prophétisait un avenir sinistre à la suite des visions qu'il avait eues. Une dépêche de Californie relatait qu'une colonie de théosophes avait revêtu des robes blanches en vue d'" un glorieux événement" proche, tandis que des articles venus de l'Inde, datés des derniers jours de mars, parlaient à mots couverts d'une sérieuse agitation parmi les indigènes. Les orgies vaudou s'étaient multipliées dans l'île d'Haïti et les avant-postes africains rapportaient des murmures alarmants. A la même époque, les autorités américaines des Philippines avaient eu des difficultés avec certaines tribus; dans la nuit du 22 au 23 mars, des Levantins furieux avaient molesté plusieurs agents de police à New York. L'ouest de l'Irlande était plein de folles rumeurs, et un peintre fantastique nommé Ardois Bonnot avait exposé à Paris, au salon de printemps 1926, une toile impie intitulée Paysage de rêve. Quant aux désordres dans les asiles d'aliénés, ils étaient Si nombreux que seul un miracle avait pu empêcher le corps médical de remarquer d'étranges parallélismes et d'en tirer des conclusions effarantes... Ces coupures formaient un ensemble des plus étranges: je ne conçois guère aujourd'hui quel rationalisme endurci me la fit négliger. Mais j'étais alors convaincu que le jeune Wilcox avait eu connaissance des faits plus anciens mentionnés par le professeur.
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2. LE RÉCIT DE L'INSPECTEUR LEGRASSE


Les événements antérieurs, qui avaient amené mon oncle à prêter une Si grande importance au rêve et au bas-relief du sculpteur, formaient le sujet de la deuxième partie de son long manuscrit. Une fois déjà, à ce qu'il semble, il avait vu les contours hideux du monstre sans nom, médité sur les hiéroglyphes inconnus, et entendu l'assemblage de lettres que l'on pouvait rendre par le mot Cthulhu tout cela dans des circonstances tellement bouleversantes que l'on ne saurait s'étonner qu'il eût accablé le jeune Wilcox de ses questions.

Cette première expérience avait eu lieu dix-sept ans plus tôt, en 1908, au congrès annuel de la Société américaine d'archéologie, à Saint Louis. Le Pr Angell, en raison de sa compétence et de ses travaux, avait joué un rôle éminent dans toutes les délibérations; il fut un des premiers sollicités par les profanes qui profitèrent de cette réunion pour proposer aux savants un certain nombre de problèmes à résoudre.

L'un de ces questionneurs ne tarda pas à devenir le centre de l'intérêt du congrès tout entier: c'était un homme d'âge mûr, à l'aspect banal, qui avait fait le voyage de La Nouvelle-Orléans à Saint Louis à seule fin d'obtenir des renseignements que nul n'avait pu lui fournir dans son pays. Il se nommait John Raymond Legrasse, et exerçait les fonctions d'inspecteur de police. Il était porteur de l'objet de sa visite; une statuette de pierre grotesque et répugnante, probablement très ancienne, dont il ne parvenait pas à déterminer l'origine.

L'inspecteur Legrasse ne s'intéressait nullement à l'archéologie. Son désir de s'instruire était déterminé par des considérations purement professionnelles.
Cette statuette, idole, fétiche, quelle que fût sa nature, avait été trouvée quelques mois auparavant dans les marécages boisés du sud de La Nouvelle-Orléans, au cours d'une expédition contre une prétendue secte vaudou. Elle faisait l'objet de rites Si bizarres et Si hideux que les policiers s'étaient rendu compte qu'ils avaient découvert par hasard un culte secret entièrement inconnu et infiniment plus diabolique que les plus ténébreuses sectes du vaudou africain.
Ils n avaient pu rien apprendre sur ses origines, en dehors des récits incroyables arrachés par la menace à certains de leurs prisonniers. D'où le vif intérêt de la police pour un savoir d'archéologue qui l'aiderait à identifier cette effroyable idole et retrouver ainsi le culte dont elle était la source.
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L'inspecteur Legrasse ne s'attendait guère à la sensation qu'il créa. La vue de la statuette suscita une grande agitation parmi les savants qui s'attroupèrent aussitôt autour de leur visiteur pour regarder la figure dont l'étrangeté et l'ancienneté incroyable ouvraient des perspectives mystérieuses sur l'abîme du temps: cette pierre terne et verdâtre, qui n'appartenait à aucune école de sculpture, semblait dater de plusieurs milliers d'années.

L'idole, que les savants se passèrent de main en main pour l'examiner minutieusement, mesurait de dix-sept à vingt centimètres de haut et était d'une facture exquise. Elle représentait un monstre vaguement anthropoïde dans ses contours; mais avec une tête de pieuvre dont la face n'était qu'une masse de tentacules, un corps squameux d aspect caoutchouteux, des griffes formidables aux quatre membres, et deux longues ailes minces sur le dos. Cette créature assez corpulente, empreinte, semblait-il, d'une horrible malignité, se trouvait accroupie sur un piédestal rectangulaire couvert de caractères indéchiffrables. Le bout des ailes touchait l'arête postérieure du bloc, tandis que les longues griffes courbes des pattes pliées agrippaient l'arête antérieure et descendaient jusqu'au quart de la hauteur du piédestal.
La tête de céphalopode était baissée, de sorte que les tentacules faciaux effleuraient le dessus des énormes pattes de devant qui étreignaient les genoux relevés. L'ensemble donnait une impression de vie anormale, d'autant plus terrifiante que la statuette était d'une origine absolument inconnue. On ne pouvait douter qu'elle remontât à la plus haute antiquité; cependant elle n'offrait pas la moindre caractéristique permettant de la rattacher à un type d'art quelconque appartenant au début de la civilisation humaine ou à toute autre époque.

La matière dont elle était faite constituait un mystère à elle seule : cette pierre savonneuse, d'un noir verdâtre strié, moucheté, d 'or ou d'iridescences, ne ressemblait à rien de connu dans le domaine de la géologie ou de la minéralogie. Les caractères gravés sur le piédestal étaient également déconcertants; les membres du congrès, qui constituaient pourtant la moitié des autorités mondiales en matière linguistique, ne purent les apparenter à aucun idiome, même les plus anciens. Tout comme le sujet de l'oeuvre et la nature de la pierre, ils appartenaient à un univers affreusement éloigné, totalement différent du nôtre, à d'antiques cycles de vie impies où nos conceptions ne tenaient aucune place.

Néanmoins, tandis que presque tous les archéologues s'avouaient incapables de résoudre le problème, l'un d'eux sembla discerner quelque chose d'étrangement familier dans la forme monstrueuse et les hiéroglyphes, puis finit par déclarer non sans réticence le peu qu'il savait. Cet homme était feu William Channing Webb, professeur d'anthropologie à l'université de Princeton, explorateur assez renommé.
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Quarante-huit ans auparavant, le Pr Webb avait parcouru le Groenland et l'Islande à la recherche de certaines inscriptions runiques qu'il ne parvint pas à découvrir. Sur la côte ouest du Groenland, il avait rencontré une étrange tribu d'Esquimaux dégénérés dont la religion, forme curieuse du culte du diable, l'avait désagréablement impressionné par son côté sanguinaire et immonde. Les autres Esquimaux la connaissaient fort mal et ne la mentionnaient qu'en frissonnant: elle datait, disaient-ils, d'âges très anciens, bien antérieurs à la création du monde. En dehors de rites innommables et de sacrifices humains, elle prescrivait certaines invocations bizarres adressées à un démon suprême ou tornasuk; le Pr Webb, après les avoir fait réciter par un vieil angekok (sorcier), les avait transcrites de son mieux, en exprimant les sons en lettres de l'alphabet romain.
Mais ce qui semblait aujourd'hui le plus important, c'était le fétiche adoré par les sectateurs de ce culte qui dansaient autour de lui quand l'aurore boréale jetait très haut ses feux au-dessus des falaises de glace. C'était un grossier bas-relief représentant une image hideuse au-dessus d'hiéroglyphes mystérieux. Autant que le professeur pouvait s'en souvenir, il constituait une réplique assez exacte de la statuette examinée par les membres du congrès.

Ce récit plongea les savants dans une grande stupeur et sembla surexciter l'inspecteur Legrasse qui accabla l'orateur de maintes questions. Comme il avait copié l'une des invocations récitées par les officiants que ses hommes avaient arrêtés dans le marais, il pria le Pr Webb de se rappeler de son mieux les syllabes prononcées chez les Esquimaux adorateurs du diable. Après avoir comparé tous les détails, vint un instant de silence réellement impressionnant où le détective et le savant convinrent de l'identité d'une phrase commune à ces deux religions infernales que tant de mondes séparaient. Voici, en substance, ce que les sorciers esquimaux et les prêtres des marécages de la Louisiane avaient psalmodié à l'adresse de leurs idoles (la division en mots ayant été établie d'après les pauses traditionnelles observées par les récitants):

Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn.

Legrasse avait un point d'avance sur le Pr Webb, car plusieurs de ses prisonniers lui avaient révélé le sens de ces paroles qui peuvent se traduire comme suit:

Dans sa demeure de R'lyeb la morte, Cthulhu attend en rêvant.

C'est alors que, à la demande générale, l'inspecteur raconta son expédition, et je vis que mon oncle attachait une grande importance à son histoire. En effet, elle ressemblait fort aux rêves les plus extravagants des créateurs de mythes et des théosophes; elle révélait une imagination cosmique étrangement intense que nul ne se serait attendu à trouver chez ces métis et ces parias.
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Le 1er novembre 1907, la police de La Nouvelle-Orléans avait reçu un appel désespéré provenant de la région marécageuse au sud de la ville. Les squatters qui la peuplaient, descendants des hommes de Lafitte, individus primitifs mais d'un bon naturel, se trouvaient en proie à une terreur panique, car une puissance inconnue s'était glissée parmi eux au cours de la nuit. Ce devait être le vaudou, affirmaient-ils, et un vaudou particulièrement terrible.

Plusieurs femmes et enfants avaient disparu depuis que le sinistre tam-tam avait commencé à retentir au coeur des sombres bois hantés où nul n'osait jamais s'aventurer. On entendait aussi des cris déments, des plaintes déchirantes, des mélopées lugubres; et on voyait danser des flammes diaboliques. Le messager terrifie ajouta que les gens ne pouvaient plus supporter cet état de choses.

En conséquence, vingt policiers s'entassèrent dans deux voitures à cheval et une automobile, puis se mirent en route vers la fin de l'après-midi, guidés par le squatter frissonnant. Lorsque la chaussée devint impraticable aux véhicules, ils les abandonnèrent pour patauger en silence pendant plusieurs miles à travers les terribles bois de cyprès où le jour ne pénètre jamais. Des racines tortueuses et les perfides nœuds coulants de la mousse d'Espagne entravaient leur marche; çà et là, un tas de pierres humides ou un pan de mur croulant rendaient encore plus accablante l'atmosphère de dépression que chaque arbre déformé, chaque fongosité putride contribuait à créer. Finalement, un amas de huttes misérables apparut à leurs yeux, et plusieurs squatters en proie à une agitation extrême vinrent en courant s'attrouper autour des lanternes des nouveaux venus. On pouvait entendre au loin les battements étouffés des tam-tams, et, parfois, à l'occasion d'une saute de vent, retentissait un cri à vous glacer jus q u'à la moelle.
Par ailleurs, une rouge clarté semblai t filtrer à travers le taillis au-delà des interminables avenues de ténèbres sylvestres. Malgré leur crainte de se trouver seuls à nouveau, tous les squatters refusèrent catégoriquement de faire un pas de plus vers le lieu où se célébrait le culte maudit. L'inspecteur Legrasse et ses dix-neuf compagnons durent s'aventurer sans guide sous de noires voûtes d'horreur où nul d'entre eux n'avait jamais pénétré.

Cette zone de terrain inexplorée par les Blancs jouissait d'une réputation fâcheuse. Certaines légendes parlaient d'un lac caché aux regards des mortels, où demeurait une colossale créature informe, semblable à un polype blanc aux yeux phosphorescents: les squatters chuchotaient que des démons aux ailes de chauve-souris sortaient des entrailles de la terre pour venir l'adorer à minuit. Ils prétendaient que ce monstre avait été là avant d'Iberville, avant La Salle, avant les Indiens, avant même les bêtes et les oiseaux des bois. C'était le cauchemar incarné, et qui le voyait mourait.
Toutefois, comme il faisait rêver les hommes, ils en savaient assez pour l'éviter. L'orgie vaudou se déroulait à l'extrême limite de la région abhorrée, mais son emplacement paraissait encore suffisamment funeste aux squatters: le lieu même du culte les avait terrifiés plus encore que les cris et les incidents horribles.
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Bob Fortune
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Seul un poète ou un fou pourrait reproduire les bruits que perçurent les hommes de Legrasse en traversant péniblement le sombre marécage en direction de la clarté rougeâtre et des tam-tams étouffés. Il y a une qualité vocale particulière à l'homme, et une qualité vocale particulière aux animaux : rien n'est plus terrible que d'entendre l'une quand l'organe d'où elle provient devrait émettre l'autre. Là, une fureur animale et une licence orgiaque s'exacerbaient jusqu'à un degré démoniaque en hurlements et en glapissements qui déferlaient dans ces bois enténébrés comme des rafales pestilentielles venues des abîmes infernaux. Parfois les ululements anarchiques cessaient pour faire place à un chœur de voix bien entraînées psalmodiant la hideuse mélopée:

Ph 'nglui mglw'nafh Cthulhu R 'lyeh wgah' nagl fhtagn.

Enfin, les policiers atteignirent un endroit où les arbres devenaient plus clairsemés, et ils se trouvèrent soudain devant le spectacle. Quatre chancelèrent; un cinquième perdit conscience; deux autres poussèrent un cri d'épouvante qui, fort heureusement, fut étouffé par le tumulte sauvage de l'orgie. Legrasse jeta un peu d'eau sur le visage de son compagnon évanouie puis tous demeurèrent tremblants, en proie à une horrible fascination.

Dans une clairière naturelle s'étendait un îlot herbu de quarante ares environ, assez sec et entièrement dépourvu d'arbres. Là bondissait et se démenait une horde monstrueuse d'êtres humains que seuls auraient su peindre Sime ou Angarola. Complètement nues, ces créatures hybrides braillaient, beuglaient et se convulsaient autour d'un feu de joie disposé en rond, au centre duquel on pouvait distinguer, à travers le rideau de flammes, un grand monolithe granitique haut de quelque huit pieds, surmonté de la funeste statuette incongrue dans sa petitesse. Un vaste cercle de dix échafauds régulièrement espacés, ayant le monolithe pour centre, entourait le brasier. On y voyait, pendus la tête en bas, les corps étrangement mutilés des squatters disparus. C'était à l'intérieur de ce cercle que les adorateurs bondissaient en hurlant, se déplaçant de gauche à droite en une bacchanale interminable entre le cercle des cadavres et le cercle de feu.

Soit qu'il fût trop imaginatif, soit qu'il eût été trompé par de simples échos, l'un des policiers, Espagnol très impressionnable, crut entendre des réponses a l'invocation rituelle, provenant d'un endroit sombre situé plus profondément dans le bois des légendes et des horreurs antiques. Par la suite, j'eus l'occasion d'interroger cet homme, Joseph D. Galvez, qui me parut doué d'une imagination débordante. En vérité, il prétendit même avoir perçu un faible battement d'immenses ailes et avoir vu des yeux lumineux au centre d'une énorme masse blanche au-delà des arbres lointains : mais je suppose qu'il avait trop écouté les superstitions locales.

L'inaction des hommes horrifiés ne dura pas longtemps. Le devoir l'emporta, et, bien qu'il y eût une bonne centaine d'officiants métis, les policiers, se fiant à leurs armes à feu, se plongèrent résolument au milieu de la horde immonde. Pendant cinq minutes un tumulte indescriptible régna dans la clairière. Il y eut de furieuses empoignades, des détonations, de nombreuses fuites. Finalement, Legrasse put compter quarante-sept mornes prisonniers qu'il obligea à se rhabiller vivement et à se ranger en bon ordre entre deux files de ses hommes. Cinq des officiants étaient morts; deux autres, grièvement blessés, furent transportés par leurs camarades sur des civières improvisées. Quant à la statuette, l'inspecteur la prit sur le monolithe et l'emporta.

Interrogés au quartier général après la dure contrainte et l'épuisement du voyage, les prisonniers se révélèrent tous des sang-mêlé de la plus basse espèce, et mentalement anormaux. La plupart étaient matelots, mais quelques Noirs et mulâtres, surtout des Antillais ou des Bravas Portugais venus des îles du Cap-Vert, donnaient une coloration vaudou à ce culte hétérogène. Néanmoins, l'interrogatoire ne tarda pas à montrer qu'il s'agissait d'une religion beaucoup plus ancienne et mieux enracinée qu'un simple fétichisme nègre. Si ignorants et Si dégénérés qu'ils fussent, ces hommes exposèrent tous l'idée essentielle de leur foi immonde avec une étonnante cohérence.

Ils adoraient, dirent-ils, les Grands Anciens venus du ciel sur ce monde encore jeune, des millions d'années avant l'arrivée des hommes. Ces Anciens avaient disparu maintenant, au fond de la mer et dans les entrailles de la terre; mais leurs corps morts ayant communiqué en rêve leurs secrets aux premiers hommes, ceux-ci fondèrent un culte qui ne s'est jamais éteint. Ce culte, dirent les prisonniers, était le leur; il avait toujours existé et il existerait toujours, caché dans de lointains déserts et d'obscures retraites à travers le monde entier, jusqu'au moment où le grand prêtre Cthulhu sortirait de sa noire demeure dans la puissante cité de R'lyeh, au fond des eaux, pour régner à nouveau sur la terre. Quand les astres seraient propices, il appellerait ses fidèles, toujours prêts à le libérer.
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Bob Fortune
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En attendant, on n'en pouvait dire davantage. Il y avait un secret que la torture même ne saurait leur arracher. Les humains d'ailleurs n'étaient pas absolument seuls parmi les êtres conscients de la terre, car des formes sortaient de la nuit pour visiter les rares fidèles. Ces " formes " n'étaient pas les Anciens, que nul homme n'avait jamais vus.
L'idole sculptée représentait le grand Cthulhu, mais personne ne pourrait dire Si les autres lui ressemblaient ou non. Aujourd'hui on ne savait plus lire l'écriture antique, alors la tradition passait par la parole. L'invocation rituelle n'était pas le secret jamais évoqué à haute voix, murmuré seulement. Elle signifiait simplement: "Dans sa demeure de R'lyeh la morte, Cthulhu attend en rêvant."
Deux des captifs furent jugés suffisamment sains d'esprit pour être pendus; les autres furent confiés à différentes institutions. Tous nièrent avoir pris part aux meurtres rituels, perpétrés, affirmèrent-ils, par Ceux des-Ailes-Noires qui avaient quitté, pour rejoindre les officiants, leur retraite immémoriale au fond du bois hanté: on ne put rien apprendre de plus précis au sujet de ces alliés mystérieux. La majeure partie des renseignements obtenus par la police f ut fournie par un métis chargé d'ans, nommé Castro, qui prétendait avoir jeté l'ancre dans des ports étranges et s'être entretenu avec des prêtres immortels de ce culte dans les montagnes de Chine.

Le vieux Castro se rappelait des fragments de hideuses légendes qui faisaient pâlir les spéculations des théosophes, et tenaient l'homme et le monde pour choses récentes et transitoires. Dans des âges incroyablement reculés, d'autres Etres régnaient sur terre et possédaient de grandes cités.
On pouvait encore en voir des vestiges, lui avaient confié les immortels chinois, sous forme de pierres cyclopéennes sur des îles du Pacifique. Ils étaient tous morts bien avant l'arrivée des hommes, mais il était des magies pour les ranimer quand les étoiles occuperaient de nouveau les positions favorables dans le cycle de l'éternité. En vérité, Ils étaient venus Eux-mêmes des astres, et avaient apporté Leurs images avec Eux.
Ces Grands Anciens, disait encore Castro, ne se composaient pas de chair et de sang. Ils avaient une forme -cette image façonnée sur une étoile ne le prouvait-elle pas?- mais une forme qui n'était pas faite de matière.
Quand les étoiles étaient propices, Ils pouvaient plonger d'un monde à l'autre à travers le ciel; mais lorsqu'elles étaient néfastes, alors Ils ne pouvaient plus vivre. Pourtant, même s'Ils ne vivaient plus à présent, Ils ne mourraient jamais vraiment. Ils gisaient tous dans les maisons de pierre de leur grande cité de R'lyeh, conservés par les sortilèges du puissant Cthulhu pour une résurrection glorieuse le jour où les astres et la terre seraient prêts une fois de plus à les recevoir. Mais le moment venu, une force extérieure devrait aider à libérer Leur corps. Les sortilèges qui Les gardaient intacts Leur interdisaient aussi de faire un premier mouvement: Ils ne pouvaient que reposer, éveillés et songeant dans les ténèbres tandis que les années s'écoulaient par millions.

Ils savaient tout ce qui se passait dans l'univers, car Leur mode d'expression consistait à transmettre Leur pensée. Aujourd'hui encore, Ils parlaient dans Leurs tombes. Lorsque les premiers hommes étaient arrivés, après des éternités de chaos, les Grands Anciens avaient parlé aux plus réceptifs d'entre eux en modelant leurs rêves, seul moyen dont Ils disposaient pour toucher l'esprit incarné dans leur chair de mammifères.

Alors ces premiers hommes avaient fondé leur culte secret, adorant les petites idoles que leur avaient montrées les Anciens, idoles apportées de planètes inconnues dans les temps prodigieusement lointains. Ce culte ne mourrait jamais ; un jour, quand les étoiles redeviendraient propices, ses prêtres feraient sortir le grand Cthulhu de Sa tombe pour qu'il ressuscitât ses sujets et régnât à nouveau sur la terre. Ce jour serait facile à déterminer car, à ce moment-là, les hommes seraient devenus semblables aux Anciens: libres, farouches, au-delà du bien et du mal, rejetant toute loi morale, s'entre-tuant à grands cris au cours de joyeuses débauches.
Les Anciens délivrés leur apprendraient de nouvelles façons de crier, de tuer, de faire bombance, et toute la terre flamboierait d'un holocauste d'extase effrénée. En attendant, le culte, par des rites appropriés, devait maintenir vivant le souvenir de ces mœurs d'autrefois et présager leur retour.
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Dans des âges très reculés, des hommes choisis entre tous s'étaient entretenus en rêve avec les Anciens couchés au fond de Leur tombeau; mais, à la suite d'un cataclysme soudain, R'lyeh, la grande cité de pierre, s'était enfoncée sous les flots avec ses monolithes et ses sépulcres : les eaux profondes, dont nulle pensée ne peut percer le mystère, avaient mis fin à ces entretiens fantomatiques. Néanmoins, le souvenir n'était pas mort, et les grands prêtres avaient déclaré que la cité émergerait à nouveau quand les étoiles seraient propices. Alors sortiraient de la terre ses noirs esprits, ombres moisies pleines de vagues rumeurs ramassées dans les cavernes d'antiques fonds marins oubliés. Mais là-dessus le vieux Castro n'osa pas en dire davantage. Il s'interrompit vivement, et ni persuasion ni ruse ne purent lui arracher d'autres renseignements.
Chose bizarre, il refusa également de parler de la taille des Anciens. Mais il déclara que le culte devait avoir son centre au milieu des déserts sans pistes de l'Arabie, à l'endroit où Irem, la Cité des Colonnes, poursuit ses rêves loin de tous les yeux. Il n'avait aucun rapport avec la sorcellerie européenne, et n'était guère connu que de ses sectateurs. Aucun livre n'y faisait directement allusion; néanmoins, d'après les Chinois immortels, on trouvait dans le Necronomîcon de l'Arabe dément Abdul Alhazred des passages à double sens que les initiés pouvaient interpréter à leur guise; plus particulièrement ce distique fort discuté


"N'est pas mort ce qui semble à jamais dormir,
En d'étranges éternités, la mort même peut mourir."



Legrasse, fort impressionné et intrigué, s'était enquis vainement des affiliations historiques du culte. Castro n'avait probablement pas menti en déclarant que presque personne n'en connaissait l'existence. Les professeurs de l'université Tulane ne purent jeter aucune lumière sur cette secte ni sur l'idole: le détective s'était alors adressé aux autorités les plus célèbres du pays, et n'avait rien obtenu d'autre que le témoignage du Pr Webb au sujet du Groenland.
On trouve un écho du fiévreux intérêt suscité chez les membres du congrès par le récit de Legrasse dans les nombreuses lettres qu ils échangèrent par la suite, mais il est à peine mentionné dans le compte rendu officiel des débats.
La prudence est la préoccupation primordiale de tous ceux qui ont parfois à lutter contre le charlatanisme et l'imposture. L'inspecteur prêta au Pr Webb la statuette qui lui fut restituée à la mort du vieux savant. Je l'ai vue il y a peu de temps entre ses mains: c'est vraiment un objet effroyable, en tout point semblable au bas-relief onirique de Wilcox.

Je ne m'étonnai plus que mon oncle eût été bouleversé par le récit du sculpteur. Sachant ce que le détective avait appris au sujet du culte secret, il avait dû être en proie à de terribles pensées en recevant la visite d'un jeune homme impressionnable qui non seulement avait rêvé l'idole et les hiéroglyphes trouvés dans les marais de La Nouvelle-Orléans et sur une côte du Groenland, mais encore avait entendu dans ses rêves au moins trois mots de la formule commune aux métis de la Louisiane et aux satanistes esquimaux. Les recherches minutieuses entreprises par le Pr AngeIl paraissaient donc éminemment naturelles.
Toutefois, je soupçonnai Wilcox d'avoir entendu parler du culte d'une façon ou d'une autre, et d'avoir inventé une série de rêves pour rehausser le mystère aux dépens de mon oncle. Les récits d'autres rêves et les coupures de journaux rassemblés par le professeur semblaient corroborer entièrement les prétendues visions du jeune homme, mais mon rationalisme bien ancré et 1'extravagance de toute cette histoire m'amenèrent à adopter la conclusion que j'estimais la plus raisonnable. C'est pourquoi, après avoir soigneusement étudié le manuscrit et comparé les différentes notes théosophiques et anthropologiques avec le récit de Legrasse, je me rendis à Providence pour tancer vertement le sculpteur de sa supercherie à l'égard d'un respectable savant.

Il résidait toujours au Fleur de Lys, dans Thomas Street, hideuse imitation victorienne de l'architecture bretonne du XVIème siècle, dont la façade en stuc s'étale au milieu des adorables maisons de style colonial à flanc de colline, à l'ombre du plus beau clocher de l'époque des rois George que l'on puisse voir en Amérique.
Je le trouvai en train de travailler dans son appartement, et j'admis aussitôt, d'après les spécimens qui l'entouraient, la parfaite authenticité de son génie. Je crois qu'il laissera derrière lui la réputation d'un grand décadent: en effet, il a modelé dans l'argile et reflétera plus tard dans le marbre les fantastiques cauchemars évoqués en prose par Arthur Machen et en vers comme en peinture par Clark Ashton Smith.

Brun, frêle, peu soigné de sa personne, il me demanda d'un ton languissant ce que je désirais, sans bouger de son siège. Quand je lui eus appris qui j'etais, il manifesta un certain intérêt, car mon oncle avait suscité sa curiosité en étudiant ses étranges rêves sans lui fournir la moindre explication. Je le laissai dans l'ignorance sur ce point, mais j'essayai discrètement de le faire par1er. Je ne tardai pas à me convaincre de son entière sincérité, car ce qu'il disait de ses rêves ne pouvait tromper. Ses visions nocturnes et leur résidu inconscient avaient profondément influencé son art: il me montra une statue morbide dont l'aspect me fit presque frissonner par sa sinistre puissance suggestive.
Il ne pouvait se rappeler en avoir vu l'original ailleurs que dans son propre bas-relief onirique: les lignes étaient nées d'elles-mêmes sous ses mains. A n'en pas douter, c'était la forme géante dont il avait parlé dans son délire. Je compris bientôt qu'il ne savait vraiment rien du culte secret, en dehors de ce que l'interrogatoire impitoyable de mon oncle lui en avait révélé ; et je m'efforçai à nouveau de concevoir par quel moyen il avait pu éprouver ces impressions surnaturelles.
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Re: Nouvelle, O Cthulhu !

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Il me décrivit ses rêves d'une façon étrangement poétique, me faisant voir avec une terrible netteté la cité cyclopéenne aux murs verdâtres recouverts de limon -dont la géométrie, disait-il bizarrement, était complètement fausse- et entendre non sans appréhension l'incessant appel souterrain:

"Cthulhu fhtagn, Cthulhu fhtagn."

Ces mots figuraient dans la redoutable formule rituelle qui évoquait la veille du grand Cthulhu dans son caveau de R'lyeh, et je me sentis profondément ému en dépit de mon rationalisme. Wilcox, j'en étais persuadé, avait dû entendre parler du culte tout à fait par hasard, puis l'avait promptement oublié dans la masse de ses lectures et de ses conceptions également fantastiques. Un peu plus tard, par la seule vertu de son caractère particulièrement impressionnant ce culte avait trouvé des moyens d'expression subconscients, à savoir: les rêves, le bas-relief, et la terrible statue que je contemplais maintenant. En définitive, la supercherie du sculpteur avait été involontaire.
Ce jeune homme était un phénomène, à la fois quelque peu affecté et assez mal élevé, qui ne me plut jamais; mais je ne pouvais maintenant que reconnaître son génie et sa loyauté. Je pris congé de lui courtoisement, et je lui souhaite tout le succès que promet son talent.

L'affaire du culte secret ne cessa jamais de me fasciner, et je m'imaginais parfois un succès personnel grâce à des recherches sur ses origines et ses ramifications. Je me rendis à La Nouvelle-Orléans, m'entretins avec Legrasse et d'autres participants de l'ancienne expédition, j'examinai l'effroyable image et j'interrogeai même ceux des métis prisonniers qui vivaient encore.
Malheureusement le vieux Castro était mort depuis plusieurs années. Ce que j'appris ainsi de façon Si vivante et de première main, bien qu'il ne fût en réalité qu'une confirmation détaillée de ce que mon oncle avait écrit, me donna un nouvel élan; j'eus la certitude d'être sur la piste d'une vraie religion, très ancienne et très secrète, dont la découverte ferait de moi un anthropologue éminent. Mon attitude restait un matérialisme résolu, comme je voudrais qu'il fût encore, et je repoussais avec une inexplicable perversité la coïncidence des notes sur le rêve et des coupures de presse recueillies par le Pr Angell.

Je commençais pourtant à soupçonner ce dont maintenant je crains d'être sûr: la mort de mon oncle était loin d'être naturelle. Il était tombé dans une rue étroite à flanc de colline qui partait d'un vieux port grouillant de métis étrangers, après avoir été bousculé par un matelot nègre. Je n'oubliais pas que les membres du culte de Louisiane étaient des sang-mêlé et des matelots, et j'aurais appris sans surprise l'existence de méthodes occultes, d'aiguilles empoisonnées aussi impitoyables et séculaires que les croyances et les rites mystérieux.

Legrasse et ses hommes, c'est vrai, n'ont pas été inquiétés; mais en Norvège un marin est mort pour avoir vu certaines choses. Les recherches approfondies de mon oncle après sa rencontre avec le sculpteur auraient-elles alerté de sinistres oreilles? Je pense que le Pr AngeIl est mort parce qu'il en savait trop ou qu'il était sur le point de trop en apprendre. Reste à savoir Si je finirai comme lui, car j'ai beaucoup appris maintenant.
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